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Renaud

La Petite Vague Qui Avait Le Mal De Mer

 

La Petite Vague Qui Avait Le Mal De Mer

(album: Les Introuvables - 1995)


La petite vague qui avait le mal de mer

Il était une fois une petite vague perdue au milieu de l'océan, une petite vague de rien du tout, quelques centimètres de haut, à peine plus large, une petite vague insignifiante et anonyme, ressemblant comme une goutte d'eau aux millions de petites vagues voyageant sur les mers depuis des millions d'années au gré des vents et des marées
Mais, vous vous en doutez, si je vous raconte ici son histoire, c'est qu'elle était différente de ses petites sœurs
Pas physiquement, non, mais dans son petit cœur de petite vague, cette petite vague avait bien du vague à l'âme
Son papa et sa maman étaient deux grosses vagues énormes et rugissantes, deux magnifiques déferlantes qui s'étaient croisées une nuit de tempête, l'abandonnant aussitôt née à son destin de vaguelette, orpheline et désemparée
Son père avait été plus tard emporté dans un ouragan, s'était accroché à un cyclone et, dans un tonnerre d'écume et de vent, était parti ravager les terres les plus proches d'où il n'était jamais revenu
Sa mère, poussée par un vent du nord, connut une fin tout aussi aventureuse mais bien plus sympathique
Les courants marins la portèrent jusqu'aux côtes d'un pays si chaud qu'elle s'évapora, monta au ciel en millions de gouttes d'eau et, après avoir voyagé dans un gros nuage lourd, retomba en pluie sur des terres arides où, la vie, absente par manque d'eau, revint bientôt
Depuis des siècles qu'elle ondoyait à la surface de l'eau, avec pour seule compagnie l'écume et le vent, avec pour seul horizon l'horizon, pour seul spectacle celui du jour se levant et du soleil couchant, la petite vague s'ennuyait à mourir et ne supportait plus de vivre au milieu de l'océan
Bref, la petite vague avait le mal de mer
Elle avait bien eu parfois, des années auparavant, la visite de quelques baleines venues percer la surface de l'eau, dans un grand geyser d'écume et des milliards de gouttes d'eau s'éparpillant dans le ciel comme une pluie de diamants, mais les baleines chassées par les hommes avaient bientôt disparu elles aussi
Sa vie s'écoulait monotone
Au fil des jours de calme plat ou des nuits de tempête, la petite vague attendait vaguement, sans trop y croire, un miracle météorologique qui l'emporterait vers d'autres cieux
Elle redoutait par-dessus tout ces nuits de pleine lune l'océan devient lisse comme un miroir, même le vent ne chante plus, les vagues petites et grosses s'aplatissent jusqu'à se confondre en une immense étendue d'eau infinie, immobile etsans vie
Elle n'aimait pas non plus la houle qui la faisait rouler, craignait les ouragans qui la malmenaient et se méfiait des mers démontées ou hachées qui risquaient de la séparer de ses amies, les petites vagues insouciantes qui
L'accompagnaient, insensibles, elles, au vague à l'âme et au mal de mer
La petite vague n'avait jamais vu un bateau
La petite vague n'avait jamais vu un baigneur, ni le moindre pédalo, jamais vu le bord de l'eau
La petite vague en avait par-dessus la crête de passer sa vie à faire des vagues, la petite vague écumait de rage de n'avoir jamais vu la plage
Elle rêvait qu'un vent malin viendrait un jour la conduire sur le sable doré d'une plage ensoleillée
Ah, enfin pouvoir rouler, chanter, rebondir et me briser sur les galets, songeait-elle, venir chatouiller les doigts de pieds des enfants, entendre leurs cris à mon approche, aller, venir, descendre et remonter, m'éparpiller au milieu des coquillages, des algues et des petits poissons argentés, me reformer en grondant pour de rire, en faisant semblant d'attaquer, et repartir en emportant un ballon oublié, et puis le ramener dans un tourbillon de mousse et d'eau salée
La petite vague pensait aux vacances qu'elle ne connaitrait jamais
Lorsqu'une grosse vague, à quelques brasses d'elle, cria "terre à l'horizon!"
La petite vague n'en crut pas ses oreilles
Elle se précipita vers sa grande sœur, se hissa sur son dos et distingua vaguement à l'horizon la ligne sombre d'une terre inconnue
Elle recommença l'opération une deuxième fois, puis une troisième
À chaque fois, un élément nouveau lui apparut
Une ville, un port, une plage
Les courants maintenant la tiraient vers la côte, la charriaient comme un fétu de paille poussé par le vent
Elle sentit bientôt son eau se réchauffer et l'air marin se charger des odeurs de la terre
Pour la première fois de sa vie la petite vague respira le parfum des forêts, des villes et des campagnes, des animaux et des hommes
Elle en fut d'abord émerveillée, puis l'émerveillement fit place à l'étonnement, enfin à la déception
Les odeurs nauséabondes de gaz carbonique qu'elle découvrait lui rappelaient étrangement celles des nappes de pétrole qu'elle avait parfois croisées dans sa longue vie de petite vague au milieu de l'océan
Et comme elle pensait à cela, déterminée malgré tout à atteindre cette plage dont elle rêvait depuis si longtemps, elle rencontra une de ces nappes de pétrole dérivant au fil de l'eau, au gré des courants, et s'y englua
Elle réussit à s'en échapper après bien des efforts, aidée par un courant ami qui l'emmena bientôt presque au bord de la plage
Des enfants s'y amusaient
Des adultes allongés, immobiles, semblaient y dormir, insouciants du soleil qui leur brûlait la peau
Des chiens couraient, des mères criaient après leurs enfants, des papas après maman, des adolescents faisaient hurler leurs transistors et des baraques à frites enfumaient le tout d'une odeur d'huile chaude qui se mêlait à celle dont les corps étaient enduits
La petite vague ralentit son avance
Elle rencontra bientôt une eau saumâtre, mais personne ne lui dit qu'il s'agissait des égouts de la ville qui se déversaient
Elle croisa quelques bouteilles en plastique, des sacs poubelle, des détritus de toutes sortes, fut presque coupée en deux par un gros monsieur rougeaud hissé sur une planche à voile, avant de s'échouer enfin au bout de son voyage, au bout de son rêve, sur le sable grisâtre de la plage au milieu des tessons de bouteille, des capsules de bière et des châteaux écroulés des enfants agités
Jamais le vague à l'âme de la petite vague n'avait été si grand
Elle ne s'attarda guère sous les pieds palmés
Quelques aller retour à brasser les ordures et elle s'en fut dans le sillage d'un bateau à moteur qui frôlait les baigneurs, rejoindre le grand large qu'elle regrettait déjà d'avoir quitté
Alors qu'elle longeait la côte, suivie de près par quelques amies vaguelettes aussi déçues qu'elle par la
Fréquentation des humains, elle entendit, venant de la terre, des petits cris stridents, à peine perceptibles, presque des sifflements
Ils n'avaient rien de commun avec les cris des enfants braillards de la plage
La petite vague avait déjà entendu ces cris quelques années auparavant, peut-être quelques siècles
Un jour que des dauphins étaient venus la frôler, courir sous elle, jouant dans son écume, brisant sa crête de leurs ailerons pointus
Comment les cris d'un dauphin pouvaient-ils venir de terre?
La petite vague se dirigea de nouveau vers la côte, guidée par les sifflements, comme un navire perdu dans la nuit est guidé par la lueur du phare
Derrière une digue se dressaient les hauts murs d'un marineland
La petite vague ignorait qu'on enfermait des orques et des dauphins dans des bassins pour le plaisir des petits terriens
Mais il ne fut pas nécessaire de lui faire un dessin: elle comprit vite que des créatures marines étaient prisonnières ici
A l'instant où, provenant distinctement de derrière ces murs, les sifflements reprirent, elle vit bondir en l'air un magnifique dauphin gris argenté qui, après avoir semblé s'immobiliser une fraction de seconde dans le ciel, retomba dans un grand "splatch" dans son bassin-prison
Un tonnerre d'applaudissements accompagna la pirouette

fait

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